dimanche 11 décembre 2016

Prométhée et Mowgli : la création de l’humanité

Alors que je suis fascinée par la nouvelle version du Livre de la jungle sorti en 2016 (je suis encore devant au moment où j’écris à vrai dire…), je me dis qu’un petit article ne serait pas de refus pour bien faire comprendre à mes apprentis philosophes préférés (coucou les élèves ! Petite dédicace !) le mythe de Prométhée sur la création de l’homme. Parce que ce film entend explicitement raconter comment Mowgli devient un homme, non pas au sens d’un adulte parce que c’est toujours un enfant à la fin, mais un homme au sens où il va s’opposer, dans son essence, aux animaux. Je ne vais donc pas parler ici de l’épicurisme très prononcé de Baloo, « il en faut peu pour être heureux », mais de la façon dont, grâce à la technique et au feu, la « fleur rouge » dans le film, l’homme devient maître et possesseur de la nature.

Commençons par le mythe de Prométhée, raconté par Platon dans le Protagoras. Prométhée et Epiméthée, deux frères, sont chargés par Zeus de distribuer aux êtres vivants nouvellement créés différentes qualités, de telle sorte que toutes les espèces aient une chance de survie sur terre. Epiméthée demande à s’en charger, et propose à son frère Prométhée de vérifier son travail par la suite. Mais comme il est un peu niais, Epiméthée va faire une erreur de taille. Au départ, prenant son rôle très au sérieux, il distribue les qualités en mesurant soigneusement son partage, afin qu’aucune espèce ne soit trop vite vouée à disparaître. A certains, il donne une fourrure pour se protéger du froid, à d’autres une carapace pour se réfugier ; des animaux seront pourvus de griffes, de dents ou de cornes pour chasser les autres bêtes qu’ils dévoreront, mais se reproduiront lentement, alors que les proies auront le pouvoir de se reproduire en grand nombre. Il donne des nageoires à ceux qui pourront vivre sous l’eau, des ailes à ceux qui auront besoin d’aller se nourrir en haut des arbres. Le partage est parfaitement juste et équitable, chaque espèce se trouve ainsi particulière, distincte des autres et a de quoi survivre.
Mais lorsque Prométhée, le frère, vient vérifier le travail d’Epiméthée, il se rend compte de la catastrophe : l’une des espèces, l’homme, n’a reçu aucune qualité, car Epiméthée l’a oublié. L’homme est nu au départ, il n’a rien pour assurer sa survie. Alors, pour le sauver, Prométhée, qui non seulement est plus intelligent que l’autre, mais a bon cœur et est courageux, va aller voler aux dieux le feu et la technique pour les donner à l’homme. Grâce au feu et à la technique, l’homme, qui n’a rien reçu de la nature pour se défendre, va pouvoir fabriquer de lui-même les outils propres à sa survie : grâce à la technique, il pourra se faire des vêtements pour pallier à son absence de fourrure, des maisons à la place des carapaces, des couteaux et des armes à la place des cornes et des dents. La technique devient ce qui différencie pleinement l’homme de l’animal, l’homme qui construit sa propre définition alors qu’elle a été donnée par nature aux autres.
Malheureusement, deux choses : d’une, Prométhée va être puni, parce que, quand même, il a volé les dieux ; deuxième chose, une fois pourvu de technique et de feu, les hommes vont semer le trouble dans l’harmonie du cosmos en s’élevant toujours plus. Les hommes sont, grâce à ces deux attributs divins, les seuls êtres qui vont faire preuve de démesure : les grecs appellent cela l’hybris. Au lieu de rester à la place qui est la leur, les hommes vont se mesurer aux dieux, se prendre pour meilleurs qu’ils ne sont, et l’hybris est une faute extrêmement grave en tant qu’elle perturbe l’ordre du monde. D’ailleurs, quel est le premier usage que les hommes vont faire de cette technique ? Ils vont fabriquer des armes et s’entre-tuer. L’espèce que Prométhée a eu tant de mal à sauver (ce qu’il paie très cher puisqu’un oiseau vient lui manger, tous les matins, le foie qui a repoussé pendant la nuit) est en train de s’autodétruire. Pour permettre malgré tout à cette espèce de survivre, Zeus leur donnera alors la justice et la pudeur, ce qui devrait les empêcher de continuer le massacre.

Bien, et maintenant, le rapport avec Mowgli ? Dès les premières minutes du Livre de la jungle, on voit Mowgli faire usage de techniques : alors que tous les animaux boivent au lac, lui se fabrique une cruche, et des cordes afin d’aller chercher l’eau au milieu du lac et la boire tranquillement ensuite. Les loups qui lui servent de famille, ainsi que la panthère Bagheera, s’offusquent de cet usage d’« astuces » qui n’ont pas lieu d’être dans la jungle. Pourtant, comment pourra-t-il survivre dans la jungle sans faire usage de la technique ? C’est bien ce que lui dit le tigre Shere Khan tout à la fin du film, après l’avoir désarmé : tu n’as ni griffes, ni fourrure, dit-il, alors tu n’es rien, tu n’as aucune défense. Tu es, en fin de compte, le plus faible des êtres vivants : mais moi, le tigre, je suis le meilleur, je suis le mieux pourvu par la nature. L’intrigue du film est la suivante : pour le sauver de Shere Khan qui veut le dévorer, et qui est l’animal le plus puissant, Bagheera doit reconduire Mowgli au village des hommes, car seuls les hommes sont assez puissants pour affronter le tigre. En effet, les hommes ont une arme secrète, destructrice, qui les place au-dessus de tous les êtres vivants : ils ont le feu, que les animaux de la jungle appellent joliment la « fleur rouge. » Une fleur, sans doute, parce que la vue du feu est splendide : le feu est beau et fascinant. Mais il est rouge comme le sang, parce qu’il détruit tout sur son passage et que bien souvent, il est hors de contrôle. Le feu est le signe des hommes : c’est grâce à lui qui l’on voit le village des hommes au loin et que les animaux le reconnaissent.
Il n’y a que deux personnages dans cette jungle qui, loin de dissuader Mowgli de faire usage de techniques (leur crainte à tous étant que Mowgli devienne, justement, un « homme », et qu’il détruise la jungle toute entière), l'y encouragent : le premier est Mr « Bare necessities », Baloo, qui est un ours fainéant qui a bien compris à quel point la technique permettait de se faciliter la vie. Loin d’être vraiment celui qui se contente de « peu pour être heureux » comme dans le dessin-animé, lui en veut toujours plus, bien plus qu’il n’en a besoin, et va persuader Mowgli de « travailler » avec lui pour lui obtenir tout le miel de la jungle, beaucoup plus qu’il n’en a besoin, pour son seul plaisir. La chanson qui est d’ailleurs reprise, « Il en faut peu pour être heureux », devient très ironique puisque justement, il ne se contente pas de peu et en veut beaucoup. Baloo, entraîné dans la fascination de la technique, fait lui aussi preuve d’hybris, mais heureusement le sage Bagheera va l’arrêter avant qu’il ne lui arrive malheur. Car tous ceux qui font preuve d’hybris le paient très cher, c’est ce que nous allons voir avec le deuxième animal qui aimerait obtenir la technique, le singe Roi Louis. Si dans le dessin-animé ce n’est qu’un singe fan de musique qui passe son temps à jouer et chanter, Roi Louis ici est un singe qui veut se hisser au rang d’humain. Et il est bien parti : il vit dans un temple fabriqué en pierres, et possède des objets humains. Mais ce qu’il veut, et qu’il n’a pas, c’est la fleur rouge. Il veut le feu, et pour une seule raison : il veut être le maître de la jungle. Il veut être, véritablement, « maître et possesseur de la nature » (comme disait Descartes), ce qui n’est possible que grâce à la puissance du feu. Mais le Roi Louis va regretter d’avoir fait ainsi preuve d’hybris, et je ne dis rien pour par spoiler.

Enfin, dernière scène, et vous pouvez vous arrêter là si vous n’avez pas vu le film parce que je vais parler de la fin, la scène qui renvoie directement au mythe de Prométhée, le moment où Mowgli, pour sauver sa famille de loups, va lui-même aller dérober le feu aux hommes pour pouvoir se battre contre Shere Khan. La scène est très belle : on ne voit pas les hommes, seulement leurs ombres, et en arrière-plan, toujours le feu. Sans se faire repérer par les siens, Mowgli, comme Prométhée, va dérober le feu et s’enfuir vers la forêt à nouveau, avec sa torche. Grâce au feu, il va se dresser devant Shere Khan, certain qu’il est à présent assez puissant pour lui faire face. Malheureusement, comme Prométhée, ce feu qui le sauve est aussi ce qui détruit : la forêt entière a pris feu derrière lui et les loups qu’il est venu sauver le craignent, parce qu’il est « devenu un homme. » Le feu est ici ce qu’on appellerait en grec un pharmakon : ce mot signifie à la fois remède et poison, parce qu’un remède, s’il n’est pas pris à la bonne dose, peut tuer. Le feu aurait pu sauver les loups : mais trop puissant pour Mowgli, incontrôlable, il détruit tout ce qu’il voulait protéger, comme pour le punir de son hybris. Mais finalement, comme tout bon Disney qui se respecte, cela finit bien, et une fois le tigre vaincu, la pluie se met à tomber pour éteindre le feu. L’arrivée de la pluie fait toutefois écho à la pitié qu’éprouve Zeus face à ses créatures en voie de disparition : il leur donne une dernière chance, et envoie la justice pour rééquilibrer ce chaos et produire une harmonie, de même que l’eau et le feu, complémentaires, vont permettre de revenir à l’harmonie.


Voilà pour ce qui est du mythe de Prométhée… mais je vais terminer par un petit mot sur un personnage qui a sans doute surpris beaucoup de monde : le serpent Kaa. Contrairement au dessin-animé, la voix de Kaa est celle d’une femme (et j’irai même jusqu’à dire : pas n’importe laquelle, Scarlett Johansson). Pourquoi Kaa est-il devenu une femme ? Bien sûr, facile, on peut imaginer que Mowgli doit rencontrer une femme pour devenir un homme. Mais je pense que nous pouvons faire un lien avec un autre mythe relié à celui de Prométhée : le mythe de Pandore. Pandore est la première femme, créée par Zeus dans le but de semer la zizanie chez les humains, parce qu’ils possèdent désormais la technique et le feu. Pandore est créé la plus belle possible pour avoir le pouvoir de fasciner les hommes : mais à l’intérieur, elle a tous les défauts. Elle ment, elle trompe, elle est pleine d’hybris et causera inévitablement la souffrance puisque c’est elle qui va laisser échapper tous les maux contenus dans la célèbre « boite de Pandore ». Pandore est celle qui va hypnotiser les hommes pour les mener à leur perte : exactement de la même façon que Kaa, hypnotise Mowgli par son discours tandis qu’elle s’enroule subtilement autour afin de le dévorer. Kaa est la première qui va parler à Mowgli de la fleur rouge : c’est elle qui va lui glisser l’idée d’hybris dans la tête. Ce seul personnage féminin (en plus de la mère louve de Mowgli qui a seulement un rôle de mère, nécessaire pour la reproduction de l’espèce) est le personnage le plus dangereux, parce que contrairement à Shere Khan qui est la force pure et peut être vaincu par le feu, elle use de la persuasion. Kaa est donc bien Pandore, mais heureusement, comme c’est un Disney, Kaa n’arrivera pas à ses fins. 

dimanche 4 décembre 2016

Habeas Corpus de Victor Boissel

Pour commencer, je vais répéter ce que j’ai principalement dit sur toutes mes premières interventions sur ce roman : pendant ma lecture, je n’ai eu cesse d’avoir en tête un des chefs-d’œuvre de la littérature qui m’a le plus marquée, Les Frères Karamazov de Dostoïevski. Pourquoi ? Parce que (et je vais me distinguer de beaucoup d’avis de lecteurs que j’ai pu lire), le haut niveau d’écriture fait que c’est long, lourd, chiant et plein de personnages dont on oublie les noms et la moitié des détails en sautant quelques lignes pour avancer plus vite dans l’histoire. La grosse première moitié est pénible et l’on est bien tenté de s’arrêter. Mais ce n’est que pour mieux récompenser ceux qui s’accrochent : parce qu’arrivé à un certain point, on comprend l’histoire, on comprend que si tout n’avait pas une importance, il fallait avoir la force de continuer, et c’est ce qui fait toute la puissance du roman. C’est pourquoi j’ai dit plusieurs fois que ce roman était une « récompense à ceux qui ont eu le courage de continuer ». Il m’a fallu trois mois pour le finir, c’était pourtant un roman de taille normale. Je n’ai pas été portée par l’histoire, non : c’était beaucoup mieux que ça. C’était beaucoup trop haut pour qu’on soit « porté » : c’est au-dessus, et ça nous fait rester sur terre.

Contrairement à beaucoup, je n’y ai pas vu une réflexion que le futur, un risque que nous encourrons à force d’avoir telle ou telle attitude. Le sujet de la beauté, de la jeunesse et de l’immortalité n’est pas nouveau, il date de l’antiquité grecque. Bien sûr, il y a des extraits (mais qui restent des extraits et ne sont donc pas le thème principal du livre) qui interrogent l’efficacité de la démocratie, le droit de trahir la fin par les moyens, les problèmes de productions, de richesses, d’inégalités sociales, mais ce n’est, encore une fois, pas l’essentiel. J’y vois plutôt une réflexion sur l’identité personnelle, réflexion qui est immédiatement suggérée par le titre : « tu as un corps » et non « tu es un corps ». Où se situe l’identité personnelle ? Est-elle dans le corps ou dans l’esprit ? Cette question m’a vivement rappelé une expérience de pensée faite par John Perry et dont je vais vous parler ici.

Dans cette expérience, nous allons séparer la personnalité du corps animal pour se demander à quel endroit nous allons placer l’identité : à quel endroit allez-vous vous reconnaître ? Vous sentirez-vous plutôt à l’endroit où se situe votre corps animal ou à l’endroit où se situe votre personnalité ?
Pour se poser la question, nous allons torturer une des deux personnes suivante : la personne qui a votre corps et la personne qui a votre personnalité. La question sera : quelle personne voulez-vous sauver de la torture en priorité ? Evidemment, vous ne souhaitez pas être torturé : la personne que vous ferez échapper à la torture sera donc le véritable vous-mêmes.
Imaginez donc qu’un savant fou vous enlève, vous et un inconnu. Ce savant fou va inverser vos esprits : votre esprit va donc se retrouver dans le corps de cet inconnu, et l’esprit de l’inconnu dans votre corps. Le savant fou va donc ensuite vous laisser un choix : il va torturer un des deux corps. Quel corps voulez-vous qu’il torture ? Si vous choisissez le corps inconnu dans lequel se trouve votre esprit, vous sentirez donc la torture et aurez probablement un grand traumatisme moral de cette expérience. Si vous choisissez de torture votre corps dans lequel votre esprit ne se trouve plus, vous n’aurez aucun souvenir de la torture, évidemment, puisque votre esprit ne l’aura pas vécu : mais lorsque nous remettrons votre esprit sain dans votre corps torturé, vous porterez à jamais les marques physiques de cette torture. Alors, quel corps souhaitez-vous voir torturer ?

Il n’existe évidemment pas de réponse toute faite à cette question, puisque c’est une expérience de pensée, mais cela peut vous aider à voir où vous situez votre véritable « vous-mêmes ». Habeas Corpus semble bien situer l’identité personnelle dans l’esprit : effectivement, nous pouvons changer de corps à volonté (pourvu que nous en ayons les moyens bien sûr) en restant cependant la même « personne ». Pourtant, sans vous spoiler, il y a bien plusieurs éléments, plusieurs scènes ou détails qui font que l’identité se trouvera bien dans le corps et non dans l’esprit : d’une part, la chute, qui fait percevoir cette idée mais dont je ne parlerai pas pour des raisons évidentes, mais d’autre part un couple séparé qui parvient à retomber amoureux parce que les corps ont changé, et qu’en un sens ce ne sont plus les deux même personnes, et bien sûr toute la réflexion sur la transformation du sens de l’inceste.


J’ai donc ciblé cette chronique sur la question de l’identité personnelle qui est, selon moi, la grande question de ce roman, mais je vous invite fortement à le lire, car il y a un grand nombre d’autres pistes de réflexions que vous pouvez mener à partir de là.