samedi 25 juin 2022

Combien d’heures travaillent vraiment les profs ?

 

Hello tout le monde !

Après une année entière d’enquête (c’est-à-dire de comptage rigoureux et systématique de mes heures de travail), je vais faire un petit article pour répondre à cette grande question : combien d’heures par semaine travaille un prof ?

 

Je sais que tout ce que vous allez voir dans cet article, c’est combien, moi, j’ai travaillé d’heures par semaine. Je sais bien qu’un exemple particulier n’est pas une preuve de quoi que ce soit. Mais ça peut quand même vous donner une petite idée. Je ne pense pas être un prof spécial ou exceptionnel, mais un prof comme les autres, donc ça a quand même un sens.

 

Je vais donc préciser quelques points qui me font penser que je suis bien un cas « moyen » :

- J’ai une matière qui demande beaucoup de préparations et de corrections. Forcément, en philosophie, les copies sont très longues. On peut avoir beaucoup de classes puisque le maximum d’heures sur une classe est de 4 (donc au mieux, on a 4 classes pour un agrégé, 5 pour un certifié). Si on compare avec une matière comme les maths où on peut avoir la même classe 6h par semaine, c’est possible de n’avoir que 3 classes pour un certifié, même si bien sûr, c’est rare : c’est un minimum). En l’occurrence, pour l’année où j’ai compté mes heures, j’avais 6 classes.

- Pour contrebalancer ça, il faut savoir que je suis quelqu’un d’extrêmement efficace. Je suis très organisée (je n’ai pas peur de dire que je suis névrosée de l’organisation) et très rapide en ce qui concerne les corrections. Pour prendre un exemple simple, lors des corrections du bac, je vois des collègues peiner à finir en une semaine, alors que j’ai déjà tout fait en 3 jours. J’ai donc besoin de peu de temps pour faire le même travail que quelqu’un qui en prendrait beaucoup plus.

- Je n’avais aucune heure supplémentaire cette année. Donc sachant que les heures que je vous présente sont pour 18h de cours effectifs, vous imaginez ceux qui se trimballent 21h de cours par semaine (sachant qu’on peut nous imposer deux heures supplémentaires, donc ce n’est pas forcément un choix qu’il conviendrait d’assumer…)

- L’écrasante majorité de mes cours ont été faits pendant les vacances d’été (c’est-à-dire : tous les cours pour le tronc commun étaient prêts, je n’ai rajouté que les exercices méthodologiques ponctuels et les sujets de devoir ; je n’avais aucune spécialité, donc pas de nouveau programme à faire dans l’urgence), ce qui signifie que j’avais nettement moins de choses à faire qu’un professeur découvrant ses classes la veille de la rentrée et n’ayant rien pu préparer avant.

- Enfin, ne croyez pas que je passe ma vie à travailler. J’ai beaucoup, beaucoup d’occupations et de projets : je fais en moyenne 6h de sport par semaine, j’écris des livres, je fais des podcasts et des vidéos et je prends des cours de maths et de physique-chimie. J’ai aussi un blog et un bookstagram grâce auxquels vous pouvez constater que je lis beaucoup. N’imaginez donc pas que je représenterais un prof qui se consacre entièrement à son boulot, comme il en existe.

 

Je vais d’ailleurs préciser ce que j’ai compté comme « heures de travail » :

- Les heures de cours

- Les heures de correction

- Les heures de préparation

- Les heures de photocopies, mails, réunions et autres tâches administratives (et il y en a beaucoup plus que je l’aurais cru avant de commencer à compter !)

 

Je n’ai donc pas compté, même si certains collègues avec qui j’ai discuté considéraient que ça faisait bien partie, en quelque sorte, de mon travail :

- La création des podcasts qui, même s’ils sont faits à destination des lycéens et en fonction du programme scolaire, n’étaient pas directement reliés à ce que je fais en cours.

- Mes recherches pour les livres de pop-philo, pour les mêmes raisons.

- Les vidéos de révision faites sur Tiktok pendant le mois avant le bac, bien que la plupart de mes propres élèves aient utilisé ce moyen de révision.

- Toutes mes heures de lectures « philosophiques. » Je me suis forcée pendant toute l’année à lire une demi-heure par jour un livre de philosophie, pour deux raisons : compléter ma culture personnelle, et trouver d’éventuels textes un peu plus originaux que les grands classiques à faire en cours. C’était donc en partie dirigé vers le travail, mais ce n’est pas comptabilisé dans les heures parce que je pars du principe que je le faisais plus pour moi.

En revanche, quand je trouvais un texte et que je prenais le temps de le recopier à l’ordinateur pour faire un stock, j’ai bien compté le temps que ça prenait.

 

Les heures ont été comptées de mi-septembre (je n’ai pas eu l’idée de le faire tout de suite) jusqu’à mi-juin. Je n’ai pas compté mes heures de correction de bac ni la préparation que je vais faire pour l’année prochaine (où, cette  fois, j’aurai la classe de spécialité, ça veut dire un nouveau programme entier à préparer pendant l’été, en plus des modifications à apporter à ceux du tronc commun).

 

Voilà donc la moyenne du nombre d’heures par semaine dans les périodes de cours : 34h

Pendant les vacances scolaires : 14h30

 

En fait, je trouve ça assez drôle que ce que les gens imaginent qu’un agrégé fait chaque semaine, c’est ce que j’ai effectivement fait pendant les vacances. Bon, je n’étais pas à 35h quand même, c’est vrai, mais j’ai aussi discuté avec des gens qui faisaient d’autres métiers. Précisément, je leur ai demandé d’estimer le nombre d’heures par semaine passé en pause, ou sur les réseaux sociaux, etc. Parce que les heures que j’ai comptées de mon côté sont bien des heures de travail effectif, si je traînais une demi-heure sur Twitter je n’ai pas compté l’heure. Et en fin de compte, on est pas si loin que ça.

 

La semaine où j’ai le moins travaillé est la semaine avant les vacances de la Toussaint (27h45) et ça correspond à une semaine où j’étais très fatiguée et où j’ai repoussé la plupart des choses à faire à la semaine de vacances, donc une semaine où j’ai activement essayé d’en faire le moins possible. La pire semaine (39h40), c’était à la rentrée des vacances d’hiver, où j’étais partie quelques jours en séjour à Paris, donc j’ai pris du retard.

 

Voilà, tout est dit. J’ai eu un peu la flemme de faire cet article qui en plus n’est pas une étude sociologique mais juste mon cas personnel, mais après avoir passé un an à compter toutes mes heures, je n’ai pas voulu effacer mon fichier sans en faire quelque chose. L’année dernière, j’ai demandé un temps partiel pour mener mes autres projets, donc ce ne sera plus le moment de compter des heures. C’était l’occasion où jamais. Je ne sais pas ce que vous aller faire de ces infos, mais j’espère que ça vous aura quand même intéressés !

 PS : Les vacances d'été étant presque finies, j'ajoute que je me suis imposée 3h de préparation de cours par jour en semaine, donc 3*5=15h, plus une ou deux heures le samedi ou le dimanche de temps en temps, on va donc dire 16h de moyenne. Je n'ai pris que dix jours de vacances sur le mois et demi d'été. Voilà !

dimanche 29 mai 2022

Metz'Torii ! (2 jours de tentation)

 Hello ! Une semaine après ma première intervention à la Metz'Torii (une semaine malade ! C'est ça le retour à la sociabilisation) voilà un petit compte-rendu.


J'étais invitée par la librairie Momie, spécialisée dans les BD et qui se trouve à Metz (allez-y tous !) pour d'une part dédicacer mes livres de pop'philo sur Pokémon, Death Note et Disney, mais aussi pour faire une conférence sur le  sujet : La société serait-elle meilleure si le souverain possédait le Death Note ?



Si vous voulez entendre cette conférence, j'en ai fait une  vidéo sur Geekosophie Magazine, donc vous pouvez la voir, juste là :


J'ai réussi l'exploit assez incroyable de repartir avec plus d'argent que j'en avais en arrivant. Ce qui n'était vraiment pas gagne vu qu'on m'avait positionnée juste en face d'un énorme stand de peluche Pokémon (d'ailleurs, j'en ai quand même ramené deux...) Sans trop de surprise, le livre que j'ai le plus vendu est celui sur Death Note (normal après la conférence), suivi de Pikachu. C'est la première fois que Disney arrive en dernier, mais ce n'était pas vraiment l'ambiance.

J'ai hâte d'y retourner l'année prochaine pour une conférence, cette fois... sur Pokémon, pourquoi pas ?





samedi 2 avril 2022

Le racisme est-il une opinion ? (titre putaclic, je parle surtout d’opinions)

 Je vois régulièrement, sur les réseaux sociaux, cette phrase lancée en réponse à ceux qui font des remarques ouvertement racistes : « Le racisme n’est pas une opinion, c’est un délit ! » J’avais envie de faire un article au sujet de cette phrase depuis pas mal de temps, sans jamais oser vraiment, car certains sujets sont malheureusement trop chargés émotionnellement pour qu’on puisse en parler calmement sans entrer aussitôt dans des réponses enflammées. En fait, je ne vais pas vraiment parler de racisme : je voulais surtout profiter de ce phénomène pour interroger la notion d’opinion. Je sais aussi que cette précision sera inutile, que certains liront de travers et s’empresseront de conclure que je défends le racisme. Ce n’est pas le cas, parce que je ne vais même pas en parler, le but de mon article est surtout d’expliquer ce qu’est une « opinion ».

 

En effet, cette réponse souvent faite pour reprocher l’étalage de propos racistes sur les réseaux (reproche que je soutiens évidemment) me semble découler d’un raisonnement fallacieux. Concrètement : vous avez sans doute raison de ne pas accepter que des individus tiennent publiquement des propos racistes, mais la justification selon laquelle « ce n’est pas une opinion » me semble erronée. C’est pourquoi je reviens aujourd’hui sur la notion d’opinion : parce que la mécompréhension de cette notion est à l’origine d’un mauvais raisonnement, et que la philosophie présente dans toutes les classes de terminale a justement pour but d’apprendre à reconnaître un raisonnement fallacieux d’un bon raisonnement, alors c’est une bonne occasion de prendre un exemple.

 

Malgré mon titre putaclic, je le répète donc : je ne vais pas parler de racisme, ce n’est pas mon sujet.

 

Quand une personne, certainement bien intentionnée, dit que « le racisme n’est pas une opinion, c’est un délit », il me semble qu’elle fait (pas forcément consciemment) le raisonnement suivant :

 

Prémisse 1 : Avoir des opinions, c’est bien

Prémisse 2 : Le racisme, c’est mal

Conclusion : Donc le racisme n’est pas une opinion

 

Ce raisonnement est parfaitement valide. Quand on parle de démonstration valide en logique et en philosophie, on veut dire qu’il n’y a aucune erreur de raisonnement dans la démonstration. Les deux premières propositions débouchent nécessairement sur la troisième. Pourquoi ? Parce que, par définition, le « bien » est le contraire du « mal », qu’une chose ne peut pas être et ne pas être dans le même temps et sous le même rapport (il s’agit du principe de non-contradiction, que vous trouverez notamment chez Aristote), donc le racisme ne peut pas être à la fois bien et mal. S’il était une opinion, d’après la prémisse 1, il serait bien. Mais d’après la prémisse 2, il est mal : donc le racisme n’est pas une opinion.

 

Puisque ce raisonnement est valide, en quoi, me direz-vous, la conclusion me pose-t-elle un problème ? Il faut savoir que la validité d’un raisonnement ne garantit nullement sa vérité. Je vais prendre un exemple simple et évident :

 

La Terre est une crêpe

Les crêpes sont plates

Donc la Terre est plate

 

Ce raisonnement est tout aussi valide que le premier : il ne contient aucune erreur logique et la conclusion découle bien des deux prémisses. Le problème, vous l’avez sûrement tous compris, c’est que la prémisse « La Terre est une crêpe » est fausse : ce qui amène à une conclusion fausse. De la même façon, je pense que l’une des prémisses du raisonnement précédent est fausse, ou du moins très discutable : « avoir des opinions, c’est bien ». Etant donné qu’une prémisse fausse, avec un raisonnement valide, amènera probablement à une conclusion tout aussi fausse (même si ce n’est pas nécessaire, mais je ne développerai pas ce point ici), pour qu’un raisonnement soit bon, il faut s’assurer que les prémisses soient vraies. Or, le fait que les opinions soient quelque chose de bien n’est ni évident, ni démontré par ceux qui produisent ce type de raisonnement. D’où la question que je veux poser aujourd’hui : une opinion est-elle forcément bonne ?

 

Avant d’y répondre, je voudrais proposer deux autres raisonnements qui peuvent conduire à la conclusion que le racisme n’est pas une opinion, et montrer rapidement quels sont les problèmes :

 

Raisonnement 1 :

On a le droit d’avoir des opinions

On n’a pas le droit d’être raciste

Donc le racisme n’est pas une opinion

 

Il y a quelque chose qui me semble poser problème et c’est la deuxième prémisse : dans l’absolu, vous avez le droit « d’être » raciste, au sens où de toute façon, on ne pourra pas vous contraindre à ne pas l’être : le droit ne peux pas contraindre votre pensée. En revanche, ce que vous n’avez pas le droit de faire, c’est d’exprimer votre racisme. On peut donc en arriver au raisonnement suivant :

 

Raisonnement 2 :

Selon la liberté d’expression, on a le droit d’exprimer n’importe quelle opinion

On n’a pas le droit d’exprimer un propos raciste

Donc le racisme n’est pas une opinion

 

Ce qui me semble très tiré par les cheveux ici, c’est que j’ai dû, assez artificiellement, remplacer « opinion » par « propos » dans ma deuxième prémisse, pour éviter la contradiction entre « on a le droit d’exprimer n’importe quelle opinion » et « on n’a pas le droit d’exprimer une opinion raciste » et ainsi garder un raisonnement valide. Mais est-ce qu’il y a vraiment une différence entre une opinion formulée et un « propos » ? Il me semble que la contradiction est toujours là ; tout simplement parce que la prémisse « on a le droit d’exprimer n’importe quelle opinion » est fausse : vous n’avez justement pas le droit d’exprimer une opinion raciste.

 

J’en arrive donc bien à la conclusion qu’il existe des « opinions racistes » et donc, si le racisme est mal, toutes les opinions ne sont pas bonnes. Ce que je dis là n’a rien d’exceptionnel. En fait, historiquement, « l’opinion » est ce dont il faut se débarrasser quand on cherche à établir un discours vrai. Dès l’origine de la philosophie (et donc de la science, puisque la distinction entre les deux n’existe pas dans l’Antiquité), Platon explique clairement que sa pratique consiste à dépasser l’opinion pour établir la vérité. Voilà comment on peut définir simplement (mais précisément) l’opinion : il s’agit d’un avis, un jugement porté sur un sujet, et qui dépend de notre système de valeurs. Une opinion est donc par définition subjective et elle dépend de celui qui l’énonce : c’est pourquoi tout le monde n’a pas la même opinion sur les choses et que les opinions peuvent être en conflit. C’est justement pour dépasser ce conflit et se mettre d’accord qu’il faut rechercher la vérité. A aucun moment il n’y a l’idée qu’il serait noble d’avoir des opinions : au contraire, le stade de l’opinion est celui qu’il faut dépasser. Définie ainsi, je vois mal comment on peut défendre que le racisme n’est pas une opinion : si vous êtes de l’avis que « certaines races sont supérieures à d’autres », c’est bien un jugement porté sur quelque chose.

 

Le philosophe Kant distingue d’ailleurs trois types de croyances (la croyance étant simplement le fait de tenir une idée pour vraie) : l’opinion, la science et la foi. L’opinion est une croyance qu’il caractérise « d’insuffisante objectivement et subjectivement » (cela signifie que nous n’avons pas de preuve de notre opinion, nous sommes donc conscients de sa fragilité) ; la science est une croyance « suffisante subjectivement et objectivement » (nous avons des preuves rationnelles et, justement parce que nous avons ces preuves, nous sommes convaincus de notre croyance) ; la foi est une croyance « suffisante subjectivement mais insuffisante objectivement » (nous n’avons pas de preuve, mais notre croyance est très forte quand même). Par conséquent, si l’opinion est subjective et ne repose pas sur des preuves, nous sommes toutefois conscients de cette insuffisance, ce qui devrait nous pousser à chercher des preuves, pour transformer notre opinion en connaissance scientifique.

 

Mais il est vrai qu’il y a aujourd’hui une valorisation de l’opinion. La liberté d’opinion est une valeur que beaucoup trouvent fondamentale. L’éducation civique et morale de l’école apprend à défendre ses opinions et ce n’est pas forcément un mal (contrairement à Platon, je ne vais pas soutenir non plus que toutes les opinions sont mauvaises) et j’ai encore un souvenir très désagréable de ma prof d’anglais de seconde qui martelait « You must have an opinion ! » chaque fois que je n’avais pas d’avis particulier sur un sujet. La liberté d’opinion est effectivement bénéfique en société : avoir le droit de partager son avis avec d’autres peut avoir de très bonnes conséquences. Elle est d’ailleurs défendue par un philosophe anglais dont je suis idéologiquement très proche : John Stuart Mill, dans De la liberté. Il défend fermement l’idée selon laquelle il faut laisser libre court à la discussion dans la société, parce qu’interdire les opinions contraires à l’opinion majoritaire serait prendre le risque de passer à côté d’une bonne idée, voire de la vérité, si l’opinion majoritaire se trompe. Mais si cette partie des propos de Mill ont été bien retenus, puisqu’on en a fait une loi, ce qu’il explique ensuite a été oublié. En effet, après avoir dit en quoi il était important d’assurer une liberté d’opinion dans la société, il ajoute :

 

« Il existe une différence extrême entre présumer vraie une opinion qui a survécu à toutes les réfutations et présumer sa vérité afin de ne pas en permettre la réfutation. » (Mill, De la liberté, chapitre II)

 

Qu’est-ce que cela signifie ? L’opinion est, nous l’avons dit, une croyance « insuffisante » subjectivement et objectivement, c’est-à-dire que nous n’avons pas de preuve, et que pour cette raison nous ne sommes pas absolument certains de ce que nous croyons. Mais un défaut consiste à poser notre opinion pour vraie afin d’interdire à quiconque de la réfuter. Or, c’est justement ce que Mill voulait éviter : en permettant la liberté de discussion, il espérait que la confrontation des opinions permettrait de réfuter les mauvaises et de consolider les bonnes. Mais lui-même reconnaît le risque à en arriver à la position inverse : chacun va affirmer son opinion comme une vérité et rester sur sa position. Le « débat » n’est donc plus, comme le dit Etienne Klein dans sa conférence sur l’ultracrépidarianisme (ou le fait de donner son avis sur des sujets où on n’est pas compétent pour le faire), ce qu’il était d’un point de vue étymologique : comme « faire » est le contraire de « défaire », « battre » est le contraire de « débattre ». Débattre serait donc le fait de tout faire pour éviter de se battre : exactement le contraire de ce qui se passe dans les « débats » télévisés, où on met ensemble des gens avec les opinions les plus contradictoires possibles pour qu’ils (pardonnez-moi l’expression) se foutent sur la gueule au maximum et faire de l’audience. Par la discussion défendue par Mill, je pourrais, non pas essayer de consolider mon opinion, mais la mettre en doute : essayer de la réfuter, pour voir si elle résiste, ou s’il faut l’abandonner.

 

En fait, si on reprend les mots de Kant, on peut dire que le problème de l’opinion est qu’elle est devenue une sorte de « foi » : elle ne repose sur aucune preuve rationnelle (sinon, ce serait une connaissance scientifique) mais notre croyance en notre opinion est extrêmement forte. Etienne Klein va jusqu’à dire, dans son texte « Le goût du vrai » (que vous pouvez trouver chez Gallimard), jusqu’à remarquer que, moins on s’y connaît, plus on parle avec aplomb de ce qu’on ne connaît pas, parce que celui qui a des connaissances solides sait aussi l’étendue de tout ce qu’il ne connaît pas encore.

 

Je me suis un peu éloignée du sujet à la fin, mais j’ai quand même en partie montré d’où venait le problème de départ : l’idée selon laquelle « les opinions sont un bien. » Les opinions en soi ne sont ni un bien ni un mal : c’est qui est bien, c’est de pouvoir les partager pour les mettre à l’épreuve et affiner notre pensée ; ce qui est mal, c’est de les présenter comme des vérités indubitables et donc de refuser toute remise en question. Et c’est généralement l’attitude que l’on remarque sur les réseaux sociaux : il ne s’agit pas « de partager ses opinions », mais de les affirmer sous prétexte que « j’ai le droit d’exprimer mon opinion quelle qu’elle soit et personne n’a le droit de me contredire. » Mais justement, la liberté de discussion suppose aussi qu’autrui peut venir la contredire, et plus encore : que j’exprime mon opinion dans le but de la mettre à l’épreuve. Le fait est qu’une opinion n’est pas faite pour être « exprimée » juste pour la beauté du geste, ce qui n’aurait aucun intérêt.

 

Vous pourriez me faire remarquer que, pour être vraiment très rigoureux, il faudrait que je justifie aussi la deuxième prémisse : « le racisme est un mal. » C’est vrai, un raisonnement très rigoureux demanderait de le faire, et c’est possible. Mais j’ai aussi dit que ce n’était pas mon sujet, puisque mon sujet est l’opinion, et que mon article est déjà suffisamment long. J’espère quand même avoir pu présenter quelque chose de clair sur le statut de l’opinion. Ce qui est important, c’est de réfléchir aux présupposés de ce qui est énoncé : toute proposition, même toute opinion se fonde forcément sur certaines prémisses et il convient de vérifier à la fois les prémisses, et le raisonnement basé sur celles-ci.

samedi 19 février 2022

MangaCafé V.2 : 2 jours de mangas non-stop !


Bonjour à tous !

 

Me voilà rentrée de mes 3 jours improvisés à Paris (improvisés, parce qu’ils ont été décidés au dernier moment, à la suite de l’annulation de ce qu’on aurait vraiment dû faire cette semaine…) et sur 3 jours, j’en ai passé deux au MangaCafé V.2 ! (oui c’est son nom…)

 

Qu’est-ce que le MangaCafé V.2 ? Un endroit génial : au rez-de-chaussée, immense boutique qui fait à la fois librairie (mangas et livres sur le japon) et épicerie japonaise ; au premier étage, un bibliothèque spécialisée dans les mangas (18 000 références d’après leur site). Pour accéder à la bibliothèque, c’est 3 euros l’heure (20 euros le pass journée si vous comptez y rester), avec boissons à volonté. Avant le covid, ils faisaient même restaurant japonais. Ce n’est malheureusement plus le cas, mais on peut quand même y passer la journée et manger dans la bibliothèque, puisqu’on peut acheter dans l’épicerie des ramen instantanés et prendre de l’eau chaude au distributeur de boissons pour les préparer.

 

Voilà pour la présentation générale ! J’y suis donc restée deux jours, j’ai eu le temps de lire plein de mangas et même si vous pouvez déjà trouver mes avis sur mon bookstagram (Instagram : @carolinegiraud_lectures), je vais tout rassembler dans cet article. Voici donc mes lectures des deux jours, entourée de café, ramen et chips Demon Slayer.

 

Ne mangez pas ces ramen, c'est beaucoup trop pimenté,
je sentais plus ma bouche

Puisqu’on parle de Demon Slayer, j’ai lu trois tomes supplémentaires (du 12au 14). C’était la fin du combat contre la 6e lune supérieure et la riposte des autres lunes. Le combat a un peu trainé, mais la suite était amusante, et de toute façon, ce manga se lit bien.

 


Passons à la série horreur gore. J’en ai lu deux différents. Les histoires m’intriguaient et comme ce n’est pas mon style, je ne les aurais pas achetés, alors j’en ai profité pour les lire sur place. Il s’agit de Dead Tube, une course aux vues dans un Youtube alternatif où celui qui obtient le moins de vues devra assumer les conséquences des crimes que tous les autres DeadTubers ont commis pour faire leurs vidéos. Le concept est assez sympa, le style est moins dans mon genre. J’ai quand même bien aimé le deuxième axe avec un assassin caché parmi les joueurs, comme un loup-garou taille réelle, mais j’ai abandonné au troisième. Ma deuxième lecture horreur est Killer instinct, où plusieurs individus se retrouvent prisonniers d’un bâtiment avec seulement de l’eau, un hachoir et une marmite. Pas de nourriture. Qui sera le premier à craquer et manger un des sept autres ? Il n’y avait malheureusement que les trois premiers tomes, et c’est dommage parce que je suis quand même intriguée par la façon dont ça finira.

 

Et le coup de cœur de la semaine, c’est Real Account (que j’avais déjà repéré avant, et j’espérais justement le trouver ici pour le lire). C’est un énième jeu de survie, mais dans celui-là, les jeux s’inspirent des réseaux sociaux. Ça va de la course aux likes à Pokémon go, dans le dernier tome que j’ai lu. A cela s’ajoute des intrigues secondaires assez sympa sur le clonage humain.  


J’ai également lu le premier tome de Seraph of the end. Le premier seulement parce que c’était juste avant de partir : je me suis retrouvée coincée dans Real account parce qu’ils n’avaient pas le 10. Je lirai peut-être la suite si j’en ai l’occasion. J’ai beaucoup l’ambiance et le design des personnages, mais le personnage principal est particulièrement pénible (comme je l’ai dit sur instagram, on dirait un gosse de 7 ans qui fait semblant d’en avoir 15).

 

Un très bon moment donc, et je continue ma lecture de Real Account. Je regrette vraiment de ne pas avoir ça à côté de chez moi… j’ai quand même un livre sur les mangas à écrire, alors j’aurais vraiment aimé en avoir toujours 18 000 sous la main !


dimanche 13 février 2022

Je veux manger ton pancréas : un incroyable « fusil de Tchekhov »

 

Lecture commune proposée par le club manga que j’anime au lycée, j’ai lu pendant ce vacances le petit manga en deux tomes « Je veux manger ton pancréas » (pour me mettre à jour et ne pas me ridiculiser devant mes élèves)

 

Comme pour toutes mes lectures, j’ai écrit un petit avis sur mon compte Instagram (@carolinegiraud_lectures) mais pour les coups de cœur, j’ajoute toujours un article sur le blog. Je vais donc parler aujourd’hui du détail qui m’a le plus marquée dans cette lecture : le fusil de Tchekhov.

 

Rassurez-vous, aucun fusil dans ce manga. Contrairement à ce que le titre laisse penser, pas de cannibales non plus (juste une petite mention au début !) C’est l’histoire d’une fille atteinte d’une maladie du pancréas qui vit ses derniers mois en compagnie de son nouvel ami. La première page mentionne ses funérailles, le reste est en flah-back. Aucun suspense, donc ! Et pourtant… j’ai été très surprise par la fin. Je vais essayer de ne pas spoiler, mais vu le thème de l’article, si vous avez peur de comprendre quelque chose trop vite, ne lisez pas l’article. Mais je ne dirai même pas quel est ce fameux fusil de Tchekhov, seulement qu’il y en a un. Après il y a un risque que vous le deviniez à la lecture… Fin des avertissements !

 

Pour ceux qui ne connaissent pas, le fusil de Tchekhov est un procédé dramaturgique (attribué à l’écrivain Anton Tchekhov, mais vu le nom, vous vous en doutez) selon lequel chaque détail mémorable dans un récit de fiction doit être nécessaire. Concrètement, ça veut dire que si un élément dans une scène est assez visible et remarquable pour ne pas être oublié par le spectateur, cet élément doit avoir une utilité dans la suite de l’histoire. Pourquoi parler de fusil ? Parce que c’est l’exemple que prend Tchekhov : « si dans le premier acte vous dites qu’il y a un fusil accroché au fur, alors il faut absolument qu'un coup de feu soit tiré avec au second ou au troisième acte. S'il n'est pas destiné à être utilisé, il n'a rien à faire là. »

 

La situation est claire : si un élément vous semble assez important pour que vous vous demandiez « pourquoi on me parle de ça ? », ça signifie qu’il aura un rôle important à jouer dans la suite. Or, ce « fusil de Tchekhov », il y en a bien un dans Je veux manger ton pancréas. J’ai même eu exactement la réaction que je vous décris : je me suis demandé pourquoi, parce que ça ne semblait pas être dans le thème. Et ça avait son rôle… et malgré une fin annoncée dès la première page, j’ai été surprise.

 

Malgré le coup de cœur, je veux quand même préciser que je n’ai pas tout aimé dans le manga. En particulier, j’ai tendance à être vite agacée par des niaiseries du type « sens de la vie » et « vivons tous heureux c’est merveilleux » etc., peut-être (et sûrement !) parce que j’imagine déjà quinze personnes derrière moi en train de marteler « eeeeh c’est philosophiiiique heeeeeein ! » (par pitié, laissez la philosophie tranquille, et double par pitié, si vous aimez la philosophie de l’existence tant mieux pour vous, mais c’est une toute petite partie et que je trouve totalement inintéressante, autant qu’un sixième qui joue de la flûte dans le domaine de la musique en général). Je reconnais quand même avoir été assez prise par l’histoire pour passer outre. A vrai dire, je sais que ces passages y sont, mais je n’ai même plus d’exemples précis à donner. J’ai presque envie de vous dire de ne pas avoir peur de la niaiserie : elle passe assez bien même quand on ne peut pas le supporter.

jeudi 30 décembre 2021

Platinum End : l’anti-Death Note ou sa suite ?

 

Dernier article de l’année 2021 !

J’aurais bien aimé que ce soit ma découverte manga de l’année, mais non, Platinum End, que j’ai beaucoup aimé, ne détrônera pas Alice in Bordrland qui reste mon énorme coup de cœur 2021 (pas seulement en manga, en toute fiction confondue).

 

Platinum End est écrit et dessiné par le même duo que Death Note. Argument immédiat pour que je le lise, mais aussi pour espérer une intrigue intéressante et des réflexions profondes et bien amenées. Je n’ai pas été déçue : dans cette série, on trouve une très longue réflexion sur le bonheur, une autre sur la religion et son lien avec la science, et enfin une dernière sur le suicide. Oui, on passe du bonheur au suicide. Mais ce décalage brusque fait partie de la trame du manga.

 

L’intrigue est simple : Dieu est sur le point de mourir, il envoie donc sur Terre treize anges choisir treize candidats à sa succession. Les anges choisissent parmi les humains qui sont sur le point de se donner la mort : puisqu’ils veulent quitter cette Terre, c’est sans doute qu’ils ne sont pas satisfaits de l’œuvre de Dieu, ils sont donc les mieux placés pour la changer. Chaque ange, selon son rang, peut donner à son candidat soit des ailes, soit une flèche rouge rendant amoureux quiconque est touché, soit une flèche blanche donnant la mort. Dieu observera ces treize candidats pendant plus de deux ans, avant de choisir. Mais il n’aura pas besoin d’attendre si longtemps : dès les premier jour, un des candidats pense pouvoir facilement devenir Dieu en éliminant tous ses concurrents.

 


On retrouve très vite les créateurs de Death Note, à la fois dans les dessins, les personnages et la façon dont les thèmes sont abordés. Si Death Note annonçait un débat évident sur la justice, dès le premier tome, avec deux personnages opposés se réclamant tous deux de cette même justice, ici nous avons, de façon un peu lourde mais pas désagréable, le thème du bonheur vite amené. On retrouve aussi plusieurs personnages très semblables : les dieux qui accompagnent les humains, le personnage qui veut tuer ceux qui s’opposent à lui, l’asocial ultra-intelligent mais incapable de comprendre les sentiments humains, etc. On est donc à la fois dans une histoire originale (au sens de nouvelle, par rapport à ce qu’on connaît de ces auteurs) et dans un milieu où on reconnaît les codes et où on a ses repères. Le mélange marche bien.

 

Vous me verrez sûrement en reparler d'un point de vue plus philosophique, parce qu'il y a beaucoup de choses à en dire. Suffit-il d’obtenir tout ce que l’on désire pour être heureux ? Le bonheur est-il le but de la vie, ou comme le disait Aristote, le « souverain bien », l’objectif de toutes nos actions ? Est-ce l’homme qui a créé Dieu ou Dieu qui a créé l’homme ? Dieu rejette-t-il le suicide parce que le suicide est immoral ou considère-t-on que le suicide est immoral parce que Dieu l’a interdit ? Et bien sûr, d’autres questions que l’on connaît déjà, comme : peut-on sacrifier un million de personnes pour le bien des 7 milliards restant ?

 

J’ai vu une vidéo intitulée : Platinum end : l’anti-Death Note ? C’est pourquoi j’ai intitulé ainsi mon article. Mais je ne pense pas que ce soit un « anti » Death Note. Au contraire, on pourrait y voir sa suite : Kira voulait devenir Dieu. Mais que se serait-il passé s’il avait été l’un de ces candidats ? Que se serait-il passé s’il avait vraiment atteint le rang de Dieu ?

 

Une belle découverte, dans un format que j’apprécie (14 tomes, à peu près autant que Death Note, et c’est vraiment bien, parce que je n’aime pas les fictions qui s’étendent artificiellement sur trop de tomes, je finis toujours pas m’ennuyer). Et vu qu’il n’est pas très long, je peux vous le recommander sans aucune réserve !

jeudi 23 décembre 2021

Black Mirror, S4E6 : Suis-je dans mon corps comme un pilote dans son navire ?

 

Notre série d’articles touche à sa fin ! J’espère qu’elle vous aura plu… mais avant de vous prononcer, nous avons encore un sujet de dissertation à traiter, un épisode à analyser, et pas des moindres : Black Museum, épisode qui clôt la saison 4. L’épisode est particulier, puisque le gérant de ce « musée noir » raconte trois petites histoires en lien avec les objets du musée : il y a donc trois scénarios en un, mais chacun d’eux traite le thème de la conscience.

 

Le sujet « Suis-je dans mon corps comme un pilote dans son navire ? » ne tomberait pas tel quel au bac, car il y a une métaphore et que pour la comprendre, il faut savoir d’où elle vient. C’est Descartes qui, dans les Méditations Métaphysiques, en réfléchissant au lien entre l’âme et le corps, conclut que je ne suis pas dans mon corps « comme un pilote dans son navire. » Si la comparaison a un sens, c’est parce que Descartes remarque que l’âme (ou l’esprit, ou la conscience, appelez-la comme vous voulez) contrôle les mouvements du corps (si ma conscience veut lever le bras, le corps lève effectivement un bras), de la même façon que le pilote choisit les mouvements et la destination du navire. Le navire seul n’ira nulle part et un corps sans âme (un corps mort, donc) n’ira nulle part non plus. Mais pour Descartes, le lien entre l’âme et le corps ne se réduit justement pas à celui d’un pilote et de son navire : il y a un lien beaucoup plus fort entre les deux, une union complète. Si le navire a un problème, par exemple s’il y a une fissure quelque part, le pilote ne s’en rendra pas nécessairement compte. Il faudra qu’il se promène dans son navire et l’observe de l’extérieur pour identifier le problème. En revanche, quand le corps a un problème, la conscience le sait immédiatement (la plupart du temps) : une coupure, une maladie, un os cassé va aussitôt conduire l’âme à ressentir la douleur.

 

Cela a pour conséquence le fait que, si n’importe qui peut venir remplacer le pilote et voir les défauts du navire, je suis le seul à pouvoir dire ce que je ressens vraiment. La douleur intérieure de mon corps ne peut pas être observée : on peut comprendre la douleur d’autrui par analogie, mais elle sera toujours unique. Or, ce caractère unique du vécu de l’union de l’âme et du corps fera l’objet de la première histoire racontée dans Black Museum. Cependant, les trois histoires répondent à cette question sous différents angles : la première pose la question du partage de la conscience d’autrui, quand celui-ci est incapable de décrire par les mots (communs) ce qu’il ressent personnellement et de façon unique (la douleur) ; la deuxième se demande ce que serait l’expérience d’une conscience qui serait, en quelque sorte, l’inverse d’un pilote dans son navire (le pilote dirige mais ne ressent rien ; le personnage de la deuxième histoire ressentira tout ce qui vient du corps mais n’en a pas le contrôle) ; enfin, la troisième revient sur cette question dans la douleur, en se demandant si une âme privée du corps pourrait ressentir une douleur physique.

 

L’épisode commence sur une autoroute déserte. Une jeune femme s’arrête sur une aire qui semble fermée, sur laquelle se trouve un « Black Museum. » Elle dit au propriétaire qu’elle était en route pour faire une surprise à son père, car c’est le jour de son anniversaire. Elle prend tout de même le temps de s’arrêter au musée, dont chaque objet est le témoin d’une histoire triste ou horrible. L’attraction principale se trouve derrière le rideau, tout au fond. Mais avant d’y arriver, ils s’arrêtent sur les autres objets.

 

Le premier est ce que le propriétaire appelle un « cerveau artificiel. » L’histoire se passe dans un hôpital où les plus pauvres, essentiellement des étrangers, se font soigner gratuitement en échange de tests expérimentaux. Comme beaucoup parlent une langue différente, le médecin qui y travaille a parfois beaucoup de mal à comprendre ce qui les fait souffrir et ainsi leur proposer un traitement ou une opération adapté. Grâce à cette fabrication, le cerveau artificiel, il devient possible de transférer sa conscience dans le corps du patient : le médecin le met et aussitôt, il se retrouve conscient de ce que l’autre corps vit. Il peut faire lui-même l’expérience de cette douleur, reconnaître le trouble et le traiter. Bien sûr, quand le médecin se rend compte qu’il peut, en quelque sorte, dédoubler sa conscience pour être à la fois dans son corps et dans celui d’un autre, il s’en sert aussitôt pendant un rapport sexuel avec sa femme. Ainsi commence les dérives de cette invention technique (mais pour ce qui est de notre rapport à la technique, je vous renvoie à notre article précédant sur Arkange).

 

Les vrais problèmes commencent quand un sénateur arrive, inconscient. Le médecin met son cerveau artificiel, et se trouve face à une douleur inconnue, très violente, mais qu’il n’arrive pas à identifier. Il attend, essaie de comprendre, attend trop longtemps et le sénateur meurt tandis que le médecin partage toujours sa conscience. L’improbable se produit alors : le médecin fait l’expérience subjective de la mort. Il voit ce qu’il y a après la mort, reste inconscient pendant cinq minutes puis se réveille (même s’il partage la conscience du corps d’autrui, il a toujours la sienne : son corps n’étant pas mort, sa propre conscience est toujours là). Mais cette expérience l’a changé : désormais, le médecin prend du plaisir à ressentir la douleur. Il prend son temps pour diagnostiquer les malades, ce qui les met parfois en danger. Il veut se connecter aux corps blessés et amputés alors qu’ils n’ont pas besoin de lui pour le diagnostic, quitte à laisser les patients souffrir plus longtemps. Il est donc renvoyé. Mais bien sûr, son addiction à la douleur (mais aussi à la peur de la mort, qui était également présente dans la conscience des patients de l’hôpital) le conduit à torturer des gens dans la rue, jusqu’à son arrestation. Il finira dans le coma, où il est toujours, le visage marqué d’une expression d’extase.

 

Ainsi se termine la première histoire. Le propriétaire du musée conduit donc à l’objet suivant, un petit singe en peluche, qui serait derrière l’histoire la plus triste du musée. Une famille se fait faucher par une camionnette et la mère se retrouve dans le coma pendant plusieurs années. Son mari peut continuer à communiquer avec elle grâce à une pastille télépathique. Une nouvelle invention technique va venir sauver ce couple : comme le corps de la femme ne se réveillera jamais, on propose au couple de mettre la conscience de la femme dans le cerveau du mari : elle pourra voir, entendre et ressentir tout ce qu’il voit, touche ou ressent. Il y aura deux consciences dans un même corps, même si seul l’homme aura le contrôle de ses actions. Mais grâce à ce procédé, elle pourra de nouveau sentir son fils dans ses bras.

 

Ils ne mettent pas longtemps pour se rendre compte de l’inconfort de cette situation : l’homme a la voix de sa femme dans sa tête en permanence, mais en plus, il ne peut plus manger les aliments qu’elle n’aime pas, faire ses besoins naturels en solitaire, encore moins commencer à se rapprocher d’une autre femme. Le créateur de ce transfert de conscience lui propose donc une solution : lui donner la possibilité de mettre la conscience de sa femme sur « pause » pour ne plus l’entendre. Quand la femme est mise en pause, sa conscience disparaît purement et simplement (il ne s’agit pas de lui couper toute sensation extérieur et la laisser seule dans le noir, ce qui serait une véritable torture) : elle passe brusquement d’un champ de vision à un autre, remarque que la maison est décorée pour Halloween, et comprend qu’elle a été mise sur pause pendant plusieurs semaines.

 

Comme l’homme a une nouvelle vie avec sa voisine, mais qu’il ne peut se résoudre à la tuer en supprimant complètement sa conscience, il transfère cette conscience dans le fameux singe en peluche du musée. Le singe restera avec leur fils et la mère continuera à pouvoir le sentir et entendre sa voix. Si le singe est toujours dans le musée, c’est parce qu’il leur serait illégal de supprimer la conscience de cette femme, ce qui reviendrait à la tuer. Mais le singe en peluche doué de conscience lui-même est illégal également : cette invention n’a pas été suivie.

 

Enfin, nous arrivons au « clou du spectacle » : la version téléchargée de la conscience d’un assassin condamné à la peine capitale, que l’on peut voir dans un hologramme. Alors qu’il attendait son exécution, cet homme a accepté la proposition du gérant du musée contre de l’argent envoyé à sa femme et à sa fille : quand il passe sur la chaise électrique, sa conscience est téléchargée et ramenée dans le musée sous forme d’hologramme. Le clou du spectacle est le suivant : les visiteurs peuvent s’amuser à activer la chaise électrique pour recréer la condamnation de l’assassin. Même si ce n’est qu’un hologramme, la conscience du condamné est bel et bien ici et il ressent véritablement la douleur de l’exécution, alors qu’il n’a pas de corps. Plus encore, chaque visiteur peut repartir avec un porte-clé souvenir qui repasse en boucle la reproduction de l’exécution : mais ce n’est pas une simple vidéo, un double de la conscience de l’assassin est bel et bien dans le porte-clé et souffre véritablement. C’est un nouveau vertige métaphysique qui nous attend à la fin de l’épisode, le même que celui de l’épisode de Noël de la saison 3 que nous avons évoqué dans cet article.

 

A la fin, nous apprenons que la jeune femme qui visite le musée n’est autre que la fille de l’homme de l’hologramme, condamné à tort à la peine capitale, venue pour le venger. Mais ce détail n’est pas ce qui nous intéresse ici. Posons-nous plutôt à nouveau la question de l’âme et du corps : comment une âme séparée du corps pourrait-elle ressentir une douleur physique ? N’est-ce pas l’atteinte au corps qui provoque une telle douleur ? On peut rapprocher la conclusion de cet épisode avec l’expérience du membre fantôme : certains patients amputés d’un membre continuent à sentir ce membre, à ressentir de la douleur ou l’envie de se gratter, alors que le bras ou la jambe n’est plus là. Un neurologue indien, Ramachandran, raconte dans son livre Le fantôme intérieur comment un de ses patients avait hurlé de douleur quand le médecin lui avait repris sa tasse de thé, car il sentait nettement ses doigts fantômes accrochés à l’anse et qu’on la lui avait arrachée des mains. Ce genre de troubles médicaux montrent que la sensation de douleur est bien dans la conscience et que l’on pourrait donc très bien imaginer une âme séparée du corps qui continuerait à ressentir de la douleur physique.

 

Et voilà, notre série d’articles sur Black Mirror est terminée. Si ce format vous a plu et que vous voulez continuer à philosopher en série, allez voir la série d’articles sur Buffy contre les vampires. Une autre série d’articles est prête, elle n’attend que la sortie de la saison 2 sur Netflix… il s’agira d’Alice in Borderland.